CHAPITRE IV

 

 

 

 

Fantastique, ce bateau. L’impression de participer au tournage d’un film antique sur Terre. L’époque américaine du XIXe siècle, les bateaux à aubes du Mississippi ! À ceci près que celui-ci ne comporte qu’une seule roue à l’arrière. Mais quel luxe… Des cabines très bien installées avec des meubles en bois rouge verni, une salle à manger avec une vaisselle somptueuse, un salon avec des fauteuils confortables, une sorte de bar-fumoir où les hommes sortent de longues pipes brûlant un tabac odorant. Pas de cigare ou de cigarette apparemment. Ça ne doit pas exister. Pas plus mal.

Moi qui aime le cuir et le bois, je suis ravi. Je retrouve un peu la base ! Là-haut j’ai fait installer un appartement de ce genre par HI…

À part ça le fleuve est immense, près de trois kilomètres de large. Et d’après l’atlas que j’ai piqué dans la bibliothèque de Tava, il garde les mêmes dimensions jusqu’aux lacs… Tout est gigantesque sur cette planète.

Salvo, Ripou et Belem sont dans une cabine, Lou et moi en partageons une autre, de même que Giuse et Siz. Quant à Tava et sa léné, elles en utilisent chacune une. Officiellement on a lié connaissance à bord, à la salle à manger. On se fait passer pour des ingénieurs et techniciens en mécanique.

J’ai donné des consignes strictes aux gars pour surveiller ce qui se passe.

Giuse et moi on est allé faire un tour dans la machine, histoire de voir où en est cette technologie. Drôlement primaire, mais c’est bien normal. En tout cas on sait maintenant comment améliorer considérablement ces chaufferies.

Manifestement l’hélice n’a pas été inventée et c’est encore là une des bizarreries de l’évolution. Il y a de quoi faire…

 

*

 

Je suis allongé sur le pont droit quand Lou approche, souriant et s’assied à côté.

Il continue à sourire en se penchant vers moi.

— Cal, la cabine a été fouillée cet après-midi, pendant le repas.

Je mets quelques secondes à assimiler. Merde… ça veut dire que quelqu’un a trouvé notre comportement anormal… ou alors on nous file depuis le départ. Le bateau a fait escale hier pour prendre du bois sur la rive mais je n’ai pas fait attention si quelqu’un montait à bord.

C’est le pépin, parce qu’il y a encore douze jours de voyage. De toute façon il ne faudrait pas mener nos poursuivants directement chez le père de Tava. Mais comment nous a-t-on repérés ?

— Préviens les autres. Vous allez organiser un tour pour surveiller les cabines. Il faut vérifier que le coffre ne peut pas être forcé.

Il incline la tête.

— Et dis à tout le monde de porter désormais le poignard et le laser-sabre.

Je commence à cogiter pendant que Lou s’éloigne. Un peu plus tard, Giuse et Tava arrivent, se promenant sur le pont et je réalise soudain qu’ils sont amants… C’est écrit sur leur visage, à la façon qu’ils ont de se regarder, de se frôler, de chercher le contact de l’autre.

Une bouffée de joie ! Heureux pour mon vieux copain. D’autant qu’il n’y a aucun ridicule dans son comportement, au contraire une certaine pudeur, une dignité qui m’impressionnent. L’amour, comme ça, c’est beau.

En approchant de la natte confortable sur laquelle je suis allongé, un coussin sous les épaules, il croise mon regard et sourit lentement. Je trouve beaucoup de chose dans ce sourire « tu vois, c’est arrivé », « content que tu sois là », « on est assez forts pour s’en sortir ».

S’en sortir ? Ça me ramène du coup à nos copains en tulipe. Apparemment ils ont perdu notre trace.

Tava me sourit de loin, s’arrête pour dire un mot à Giuse et s’éloigne vers l’escalier menant aux cabines de pont. Lui vient s’installer près de moi. Tout a été si vite qu’on a dû utiliser les vêtements de récupération retapés par la léné. Pas exactement des fringues qu’il nous aurait fallu pour voyager sur un bateau de luxe. Sans redingote on a l’air un peu négligé. Ça a obligé Tava à ne pas faire usage de ses jolies robes et d’emmener des vêtements plus simples. De bon ton mais simples.

Comme c’est souvent le cas avec Giuse, il a suivi le même raisonnement que moi sans qu’on échange un mot. C’est lui qui commence :

— Arrête-moi si je me goure. HI utilise un raisonnement hyperlogique, n’est-ce pas ?

— Exact.

— O.K., alors mettons-nous à sa place. On est les deux seuls êtres « vivants ». On a disparu, que fait-il ? Rien ! La vengeance c’est un truc d’humain, pas d’ordinateur. Il se remet en attente d’un type assez astucieux pour prendre son contrôle après avoir montré son degré d’évolution. Exact ?

Je remue nerveusement.

— Dis donc, t’es encourageant, toi, ce matin… Il y a tout de même un truc, faudrait-il encore qu’il ait la certitude qu’on soit morts.

— Ouais, le combat a eu lieu de l’autre côté de Vaha et les satellites-relais avaient sauté, je sais. Mais Siz m’a appris une chose. Quand un dijar est touché à mort, il émet pendant une nanoseconde un symbole-code avec toute la puissance de réserve. Et ce message-là il est arrivé, tu peux en être sûr. HI sait maintenant que le dijar a pété et nous avec.

— Là, tu t’avances.

— Statistiquement parlant, on n’avait pas le temps d’évacuer dans des conditions normales, tu le sais bien et tonton HI c’est en chiffres qu’il raisonne. Tourne ça comme tu veux il nous considère comme disparus. Sinon il aurait envoyé une sonde automatique émettant en continu, pour les gars.

Ça, c’est juste et je n’y avais pas pensé. J’en prends un vieux coup au moral. Patienter ici quelques mois, à la rigueur quelques années d’accord, je m’y attendais, mais le blocus définitif…

Mes yeux se perdent sur la rive, là-bas et la végétation dense aux teintes orangées, avec le vert tantôt bleuté tantôt noir des arbres immenses.

Lou rapplique, m’évitant de répondre et annonce qu’un grand type s’intéresse beaucoup à Tava.

Je sens Giuse se raidir et je bloque sa main, entre nous. Inutile de montrer quoi que ce soit.

— Quel genre ?

— Il ressemble à ceux de l’autre jour sur la place. Il est armé, d’après la déformation de sa veste de toile.

Est-ce le visiteur de la cabine ? On est tous repérés, alors ? La cabine que je partage avec Lou, donc nous deux, Tava, maintenant… Ça me paraît tout de même étonnant.

— Eh, attends, fait Giuse. Ce matin tu étais à l’avant et j’ai passé la matinée à étudier l’atlas dans ta cabine avec Siz… Ce serait pas moi qui serais repéré ?… Tava et moi ?

Il a peut-être raison, ce qui indiquerait que c’est Tava qui a été le premier maillon…

Ses vêtements ? Elle est habillée dans le même style que le jour du meeting.

— Il faut partir du principe que Tava, toi et Siz vous êtes contaminés. Lou et moi on va prendre votre cabine. On verra bien. Que les gars ne quittent plus ce gus des yeux. Il faut savoir s’il est seul et ce qu’il compte faire.

— Tu sais qu’il y a une escale cet après-midi, me rappelle Giuse. Qu’est-ce qu’on fait s’ils veulent embarquer Tava ?

— On ne bouge surtout pas. Il faut éviter le scandale et l’attroupement. On débarque tous et on avise. Et elle s’en tient à sa nouvelle identité. Tu pourras lui faire comprendre ça ?

— Elle me fait confiance, il répond simplement.

— D’ici là, du calme et ne restons pas trop ensemble. Mais à portée de vue, hein ?

Il va s’installer un peu plus loin.

 

*

 

Le bateau manœuvre impeccablement et vient aborder le quai de bois devant un gros village. Je suis installé sur le pont, apparemment indifférent à ce qui se passe. J’examine la foule sur le quai, les gars qui commencent déjà à balancer du bois sur le pont inférieur, pour la chaudière.

Mes yeux dérivent vers l’agglomération, plus grande que je ne l’avais jugée d’abord. Et puis je sursaute ; on dirait… Je vais rapidement rejoindre Lou, un peu plus loin.

— Regarde tout au fond, à droite et plus loin, au moins trois cents mètres, tu ne remarque pas des poteaux…

— Avec des fils, c’est ça ? Oui, bien sûr. On a vu ce truc tout le long de la rive, depuis hier.

Merde… Ils ont inventé le télégraphe, j’en suis sûr ! Rien d’étonnant d’ailleurs, pour l’époque c’est normal. Seulement ça veut dire que nous on est peut-être attendus ici. Ça change tout.

Je reviens à la foule. Trois types sont en train d’embarquer. Ça, je parierais que ce sont des flics. Mauvais, très mauvais…

— Que tout le monde se planque, la léné aussi, jusqu’au départ du bateau. Moi je reste là, on va bien voir.

Lou incline la tête et s’éloigne, nonchalant, transmettre mes ordres. Vacherie de vacherie, on est coincés sur ce foutu bateau. Il faut… il faut d’abord savoir impérativement comment ils ont retrouvé Tava et savoir s’ils connaissent sa véritable identité. Et ensuite il faut quitter cette région à tout prix sans se faire remarquer. Dans son monde habituel, Tava ne craindra plus rien. Enfin je l’espère.

Je ne vois guère d’autres solutions que de demander à ces flics…

Ils sont en conversation avec un matelot et… vains dieux… Ils lui montrent des… Je me penche. C’est exactement ça, des dessins, des portraits robots en somme. Et ils en ont toute une collection. Je comprends d’un seul coup. Sur Terre aussi c’est un système qui a été utilisé, avant la découverte de la photo. Et les résultats étaient étonnants.

Mon cerveau tourne à fond. Je me détourne et descends vers la cabine. À coups de couteau je découpe une chemise pour faire des petits carrés de trois centimètres de côté repliés sur un bon centimètre d’épaisseur. Je m’en colle un dans chaque joue avant de jeter un œil dans un miroir. Ça colle, j’ai une bouille beaucoup plus ronde… Je prends le reste et file.

Personne chez Giuse. Je trouve Salvo un peu plus loin et lui passe mes trucs en lui disant d’en donner à tout le monde. C’est lui qui m’apprend que les flics et le voyageur qui nous avait repérés viennent de frapper chez Tava…

Bon Dieu, déjà…

L’un d’eux est ressorti peu après. Le voilà qui revient tenant Giuse par le coude…

Ils passent à côté de nous sans que mon pote ne nous jette un œil. Et merde…

— La cabine voisine, je jette à Lou, ouvre-la.

Ses doigts s’activent. Je pense qu’il scie le pêne. Pourvu qu’il n’y ait personne à l’intérieur…

Non ! On referme au verrou et je m’appuie contre la cloison. J’entends à peu près ce qui se passe à côté.

— … Allons, mademoiselle, on vous a reconnue. Et nous allons faire venir un témoin qui était à Bénis. Pourquoi vous obstiner ?

— Vous vous trompez, je voyage avec ma léné, pour mon seul plaisir.

La sotte, elle ne devrait pas…

— Ne dites pas de bêtises, une fille comme vous n’a pas de léné !

Heureusement que ce con ne l’a pas crue. Mais à leurs yeux elle s’enferre. Je comprends qu’elle ne va pas s’en sortir.

— Et toi, là, tu ne dis rien ?

Le tour de Giuse, maintenant.

— Je n’ai rien à dire.

— Tu ne te reconnais pas là… hein ? C’est pas ressemblant ? Même le signalement est exact. C’est qu’ils sont forts, nos correspondants.

— Mais enfin, messieurs, de quoi exactement vous nous accusez ? Nous ne sommes pas des criminels, ni des voleurs.

— Et si je te traitais de lâche, que dirais-tu ?

J’entends Giuse rire tranquillement.

— Vous prendriez mon pied au cul, mon brave, ça vous éclaircirait les idées, je l’espère.

Ça, c’est l’erreur. Jamais un Vahussi n’aurait répondu ce truc… Il aurait protesté avec frayeur.

C’est le silence de l’autre côté de la paroi.

— Vous êtes tous les deux des lâches et vous allez parler, je vous le dis, fait une voix que je n’avais pas encore entendue.

Lou me frappe doucement sur l’épaule, montrant un verre sur une table. Je mets plusieurs secondes à comprendre. Il vibre doucement. Les machines sont en route, le bateau est en train d’appareiller. S’ils restent à bord on a un sursis, le temps de s’organiser.

— Va demander quand est la prochaine escale.

Il incline la tête et sort sans bruit. J’hésite à rester encore ici. le locataire de cette cabine risque de revenir… Il vaut mieux que je me taille.

Dans le couloir je referme sans bruit la porte qui s’ouvre à nouveau. Je ramasse le pêne et coince tant bien que mal le battant avant de m’éloigner.

La léné ! Ça m’est venu d’un seul coup. Elle ne saura pas se taire… Je cavale vers le salon. Personne. Le pont inférieur, elle y va souvent. Rien. Cette fois je fonce vers les cabines extérieures et la vois en grande conversation avec Ripou. Le pot !

— Ripou, Dal et Giuse sont arrêtés, emmène la léné dans votre cabine et qu’elle n’en bouge pas.

— Tava ?

La brave femme porte une main au visage.

— Elle ne s’appelle pas Tava mais Dal Piriak, souvenez-vous ! Et ne vous inquiétez pas, je vous fais le serment que nous la tirerons de là, faites-nous confiance comme elle a confiance en Giuse.

— Oui, oui.

Je fais signe à Ripou de l’emmener rapidement. Belem rapplique au même instant.

— L’un des flics est sorti et paraît fouiller le bateau.

— Ouais… Ils cherchent les autres. Nous tous, quoi !

La rive s’éloigne.

— Lou m’a dit que la prochaine escale est cette nuit. Une simple halte pour faire du bois à un dépôt sur la rive avant d’aborder une zone où le courant est plus fort et où la machine consomme.

Logique. Ça nous laisse un répit, parce que… J’ai un petit rire. Une escale de nuit, l’idéal pour débarquer des prisonniers ! Je suis sûr, soudain, que c’est là qu’ils vont faire sortir Tava et Giuse. Sans témoin. Ils ont dû tout préparer. Bien organisés, les petits gars.

Au point où on en est, les précautions ne sont plus les mêmes. Je redescends vers la cabine où ils sont enfermés et trouve Lou à proximité. Il a une tête étonnante avec les carrés de tissu qui lui gonflent les joues et je me marre, plus détendu maintenant.

— Je pensais bien que tu reviendrais par là, il fait d’une voix changée.

— Mmmm ! Le client de la cabine voisine est venu ?

— Oui. Je lui ai dit qu’on le transférait et je lui ai donné la nôtre.

Bon Dieu. Ils sont tout de même formidables, mes gars ! On pénètre à nouveau dans la cabine et je colle l’oreille à la paroi.

Un gémissement réprimé. Qu’est-ce que… ? Un bruit sourd, maintenant, je me demande s’ils ne sont pas…

— Alors… tu parles ? Où sont les autres, où allez-vous, vous rejoignez d’autres lâches ?

Mes tripes se nouent, ils sont en train de passer Giuse à tabac !

Mais j’en ai assez, moi. Je veux vivre en paix, je ne veux plus de cette violence… ASSEZ !

Je ne réfléchis plus et me retrouve devant la porte de la cabine voisine. Une ruade sèche et la serrure cède, le battant s’ouvrant violemment. Giuse est effondré contre la cloison d’en face, deux types penchés sur lui. J’enregistre confusément la présence de Tava, bâillonnée, assise sur la couchette, les mains liées.

Un grand gars apparaît devant mes yeux… Je frappe comme un sourd, sans réfléchir. Ses yeux se révulsent et il tombe, foudroyé.

Les autres ont réagi et plongent une main dans une poche de leur grande veste-redingote… Trois pas en avant… Une ombre passe à côté et pendant que je feinte un coup au visage du plus proche Lou agrippe le bras de l’autre.

J’ai frappé sèchement d’un coup de pied de pointe entre les jambes de mon adversaire qui ouvre une bouche gigantesque en se pliant en avant… La nuque… des deux mains serrées je cogne. Il ne bouge plus…

Giuse… Il relève la tête et j’ai un coup au cœur. Il a le visage en sang !

Mais, bon Dieu, est-ce qu’il n’est pas possible de vivre en paix quelque part dans l’Univers ? Toujours le sang, toujours la peine… Je suis usé, à bout.

Je me penche vers lui et le prend dans mes bras. Giuse, mon ami, mon frère, mon reflet, tout ce qui reste d’une planète aujourd’hui probablement disparue… Une immense lassitude, maintenant.

Quelqu’un me tire par l’épaule… Tava. Elle a les yeux pleins de larmes.

— Cal… je vous en prie. Laissez-moi le soigner.

— Ça va aller, bredouille Giuse le regard vague. Ça va aller, mon petit vieux.

C’est la première fois qu’il m’appelle comme ça… Je mesure sa détresse à lui aussi. Lui si pudique.

On me soulève… Lou. Je vois son visage grave, ses yeux… Il y a de la peine dans ces yeux-là… Alors même une machine est capable de ressentir de la compassion ? Tandis que les hommes…

Mon esprit décroche étrangement. Comme si j’étais dans un état second, d’une lucidité anormale, exceptionnelle. J’ai toujours pensé que la technologie n’était qu’un appoint, une branche, une voie parallèle à l’homme et qu’il ne fallait pas trop de points de contact. Je m’aperçois maintenant que je me suis trompé et tous les scientifiques aussi.

L’homme a trop d’aspects négatifs, mauvais. Il faut l’aider, le soigner. Son intégrité ? Foutaises ! S’il faut le modifier pour aboutir à la paix je le ferai. Je sais maintenant en voyant les yeux de Lou qu’il ne faut plus hésiter. Que la vie naît, enfin peut naître, d’une autre manière. Une manière qui me dépasse complètement, mais je sens qu’il y a là une autre voie. Je suppose qu’elle a fait peur aux scientifiques de toutes races, parce qu’ils n’en voyaient pas le bout, le moyen de la contrôler.

Moi non plus. Mais je constate l’échec de l’homme, alors il faut essayer autre chose. Essayer, au moins !

Une gifle me balance la tête… Lou. Il me secoue les épaules, maintenant.

— Cal, tu m’entends, Cal ?

— Oui… Ne t’inquiète pas… je reviens.

C’est vrai, j’ai l’impression de revenir de quelque part. Il doit y avoir un moment que j’ai décroché parce que Siz, Salvo et Belem sont dans la cabine. Pas vus entrer.

Salvo vient à moi et me regarde un instant en silence. Il a l’air rassuré.

— J’ai mis Ripou au bout de la coursive.

J’approuve de la tête, évaluant la situation. Tava a nettoyé le visage de Giuse. Il va falloir le soigner sans qu’elle ne le voie. Nos trousses contiennent ce qu’il faut.

Curieux, je sais exactement ce qu’on va faire et ma voix apparaît calme quand je prends la parole.

— On descend à l’escale de cette nuit. On continuera seuls. Tava, regagnez votre cabine avec Belem. Il veillera sur vous pendant que vous ferez disparaître de vos bagages tout ce qui pourrait donner une indication sur votre identité ou le monde d’où vous venez. Ensuite il jettera tout dans le fleuve. Ne conservez que le nécessaire pour voyager. Salvo, trouve le dernier flic et amène-le ici. Dans quel état sont-ils ?

— Ils s’en tireront, fait Lou. Mais tu as salement arrangé le tien.

Je n’en éprouve aucun regret. Ils n’ont plus d’importance à mes yeux. Quelque chose s’est déclenchée dans mon crâne que je ne mesure pas encore. Mais je sais que ça mûrit.

— Siz, trouve-nous à manger. On va rester ici jusqu’à la nuit. La léné n’est pas repérée. Elle continuera le voyage seule à bord.

 

*

 

Il fait noir, dehors. Doucement le bateau oblique vers la rive droite. Je me suis glissé à l’avant avec Lou et Belem qui observent la rive. Leur vision est tellement supérieure à la mienne que je compte sur eux pour me renseigner.

— Il y a du monde sur l’embarcadère, fait soudain Lou. Pas seulement des employés civils… on dirait aussi des soldats.

Je m’en doutais. Il fallait bien un comité d’accueil. Il faut seulement que je sache combien ils sont.

— Belem, mets-toi à l’eau et fonce là-bas. Je veux savoir combien il y a de soldats et où ils se trouvent.

Il se déshabille et plonge. Avec son anti-g incorporé il file tellement vite sous l’eau qu’il sera de retour bien avant qu’on soit à quai. D’après les lumières on est encore à deux bons kilomètres et le bateau n’avance plus qu’assez lentement. Le courant est nettement plus fort, ici.

Un moment plus tard il grimpe en silence le long du cordage que lui a jeté Lou.

— Un peloton de cavalerie, huit hommes, et une voiture à antlis, il fait en remettant ses vêtements. Ils sont un peu à l’écart.

Je réfléchis une seconde.

— Bon, Salvo, tu y vas avec tous les gars sauf Lou qui reste ici. Assommez-les. Pas de morts, surtout. Tâchez de trouver une barque et mettez-les à l’intérieur. Ensuite vous la lancez dans le courant, les soldats attachés. On prendra les antlis et la voiture pour se tailler. Ça ira plus vite que le bateau. Gardez tout leur équipement.

Belem fonce chercher les autres et je reste à observer. Quelques matelots apparaissent sur le pont inférieur avec des lampes-tempête. Ils se préparent à charger le bois, je suppose. Il faudra éviter de se faire voir en débarquant.

Quatre silhouettes se matérialisent à nos côtés qui ne prennent pas le temps de se déshabiller. Quatre plongeons discrets.

Un kilomètre à peine. Suffisant pour qu’ils fassent le nécessaire si les cavaliers sont toujours à l’écart. Je reviens à la cabine. Giuse est présentable, maintenant et le tonicardiaque que Siz lui a donné a fait son effet. Tava a l’air un peu dépassée. Je leur explique ce qui va se passer. On va débarquer par le fleuve, ce sera plus prudent. Tava sait nager et je la surveillerai.

Pour les bagages, on ne garde que le coffre, une sorte de sac de cuir avec des vêtements de rechange pour nous et un petit sac pour Tava. Lou s’en chargera avec les autres qui devraient avoir terminé avant notre arrivée à quai.

En silence on se glisse avec les bagages sur le côté gauche du bateau, opposé à la rive. Lou nous quitte pour aller surveiller le quai.

La nuit est tiède, pleine d’odeurs. Ce pays pourrait être si paisible… Tava tremble un peu entre nous et je sens Giuse lui prendre les épaules. Il y a entre eux une entente qui me touche profondément.

Un léger choc. On a touché le quai. Tout de suite des bruits de voix se font entendre, le chargement s’organise mais dans un silence relatif. On essaie de ne pas déranger les passagers qui dorment.

Voilà Lou. Il installe une grosse corde qu’il laisse pendre dans l’eau.

— Le courant est assez fort, il me glisse. Je laisse les bagages ici, on reviendra les chercher dès que vous serez sur la rive. Laissez-vous emmener par le courant vers l’arrière pour aborder plus loin dans l’ombre.

Je hoche la tête. Il a raison.

L’eau est douce. On a gardé les vêtements, sauf les bottes restées avec les bagages. Le bateau s’éloigne rapidement. Effectivement le courant est fort. Je reste à côté de Giuse mais il a l’air d’aller bien. Doucement on commence à appuyer vers la rive.

Mes mains agrippent des herbes ou des plantes je ne sais quoi. La berge est haute et il faut aller un peu plus loin mais finalement on se hisse, crevés.

— Ça va ?

La voix de Lou.

— Oui. Tava ?

— Elle est à une trentaine de mètres, elle se repose.

Pieds nus, on marche difficilement. Je préfère attendre qu’on nous apporte les bottes. Dix minutes plus tard Siz surgit.

— Tout est réglé, il fait à mi-voix. L’officier n’avait pas donné d’explications aux gars du dépôt, il ne devrait pas y avoir de problème…

Je secoue la tête. Ça ne m’étonne pas. On se chausse et on part.

Les gars ont amené la voiture. On s’y installe pendant que les antlis en trop sont attachés derrière et que Belem s’assied sur le siège du conducteur, devant. Il n’a évidemment pas besoin de lumière pour guider l’attelage et on démarre pour rejoindre une piste qu’il a repérée à une centaine de mètres de la rive.